Entre 2018, année de leur introduction, et 2020, les téléconsultations ont connu une forte hausse, passant de 3 000 à 13,5 millions. À partir de 2021, elles se sont stabilisées à environ 9,5 millions par an. Si la pandémie est pour beaucoup dans cette adoption très rapide de la médecine à distance, cette évolution est révélatrice des changements profonds qui s’opèrent dans le milieu de la santé. Un secteur qui fait, à son tour, sa révolution numérique. Mais la santé n’est pas un service comme un autre : sensibilité des données, importance de l’humain, construction d’un cadre éthique, soutien technologique et interopérabilité, pour accomplir sa mue, la santé va devoir s’attaquer aux grandes questions. À quelles conditions le numérique pourra-t-il définir l’avenir de la santé ?

 

Quelque part entre la pure nécessité et l’engouement

Le développement de services à distance a assurément bénéficié du besoin créé par la pandémie du Covid-19. Pour autant, une fois l’urgence passée, la tendance est plutôt à la prudence : le nombre de téléconsultations a chuté de 13,5 à 9,4 millions entre 2020 et 2021 et celles-ci ne représentent aujourd’hui que 3,7% de l’activité des médecins généralistes libéraux. Et alors que l’on pouvait penser que la télémédecine contribuerait à endiguer l’avancée des déserts médicaux, 7 téléconsultations sur 10 sont en fait réalisées par des patients habitant les grands centres urbains.

Si la pandémie a sans conteste renforcé le phénomène du numérique en santé, elle a surtout démontré le caractère essentiel du lien physique, la valeur irremplaçable de l’humain. Le Covid-19 a surtout été la première crise pilotée par la data, avec des remontées en temps réel qui ont permis de faire évoluer les politiques sanitaires avec une granularité sans précédent. Si le numérique était déjà présent dans la santé, il s’est surtout imposé en deux ans comme un indispensable outil de pilotage.

Pourtant, à en croire la nouvelle Feuille de route du numérique en santé 2023-2027 présentée par le gouvernement mi-mai, les promesses sont nombreuses : pas moins de 65 objectifs autour du développement de la prévention, de l’accès à la télésanté, du déploiement du carnet de santé en ligne “Mon Espace Santé”, de l’inclusion numérique, de la sécurité des données médicales, de l’amélioration de la prise en charge ou du cadre de pratique des professionnels de santé.

Correctement déployé, autour d’un triptyque éthique, souveraineté/sécurité et interopérabilité, le numérique peut permettre de répondre à une grande partie des défis de la santé aujourd’hui, de l’attractivité des métiers au maintien à domicile et au suivi des maladies chroniques. Mais ceux qui en ont le plus besoin en sont-ils vraiment les premiers bénéficiaires ?

Éthique, sécurité et souveraineté, interopérabilité, c’est le triptyque essentiel au développement du numérique en santé.

Un bénéfice net à condition de former à ces nouveaux usages

Plusieurs facteurs sous-tendent et conditionnent le bon développement de services numériques en santé. Au premier rang de ceux-ci, les questions liées à la fracture numérique et à l’accessibilité des services. D’après un rapport du Défenseur des droits publié en 2022, encore 15% des Français n’ont pas de connexion internet à leur domicile et l’inclusion numérique ne concerne pas que les plus âgés : un quart des 18-24 ans déclarent avoir rencontré des difficultés pour réaliser seuls des démarches en ligne, ce qui relativise le mythe du digital native prêt à adopter toute nouvelle initiative numérique.

Développer le numérique en santé doit se faire avec transparence et beaucoup d’accompagnement. Il s’agit d’un changement dans les usages et si l’on veut véritablement un numérique au service de l’humain, il faut pouvoir adresser l’hétérogénéité des situations face au numérique. Une hétérogénéité qui, en plus de son aspect démographique, est aussi géographique puisque les briques technologiques comme la fibre ou la 5G sont déployées à des vitesses différentes selon les régions.

Premier test grandeur nature de cet accompagnement au changement, le déploiement de “Mon Espace Santé”, e-carnet de santé numérique successeur du dossier médical partagé que le gouvernement entend mettre à disposition de 98% de la population, soit 65 millions d’assurés. Co-construit par la Caisse Nationale d’Assurance Maladie et le groupement piloté par Atos et Eviden, sa filiale recouvrant les activités cloud, digitales et de cybersécurité, le service s’attaque à un pari inédit : rendre le patient maître de ses données et en faire le chef d’orchestre de son parcours de santé.

Mon Espace Santé, comme toute initiative numérique en santé, devra convaincre les professionnels. Le Ministère vise les 400 millions de documents alimentés sur la plateforme par les praticiens de santé d’ici 2026. Les défis à relever sont nombreux et les usages doivent encore se développer pour tirer tout le potentiel d’un système voué à fluidifier la coordination et améliorer la prise en charge. C’est une transformation sur une échelle de temps quasi-générationnelle, un enjeu colossal de formation. L’idée est de recentrer l’humain vers une meilleure valeur ajoutée et de se servir du numérique pour simplifier et dégager du temps. Ce ne doit donc pas être un outil en plus mais bien une méthode intégrée.

Les enjeux sont importants pour le système de santé : le numérique pourrait apporter des réponses précieuses pour pérenniser un modèle qui doit s’adapter en permanence. Passer d’un système curatif à un système préventif grâce à une meilleure utilisation de la data permettrait des gains conséquents notamment sur le suivi des pathologies chroniques ou sur la surveillance des épidémies, tout ce qui coûte cher au système et qui pourrait être sinon évité au moins mieux anticipé.

D’autant que se profilent derrière toutes les questions liées à la place de l’intelligence artificielle dans la médecine, et ses conséquences sur l’emploi, ou à l’attractivité des métiers du médical. Le gouvernement a d’ailleurs mis 2 milliards d’euros sur la table, à travers son Ségur du numérique en Santé, pour soutenir le développement notamment par la formation initiale et continue au numérique de tous les professionnels du secteur sanitaire d’ici 2027. Un effort conséquent qui se base sur l’établissement d’une “doctrine du numérique en santé”, ou la réflexion sur le cadre dans lequel ces changements doivent avoir lieu.

 

Un cadre à définir

La donnée de santé n’est pas une donnée comme une autre : intime, sensible, elle doit être protégée et utilisée selon des règles strictes et transparentes. La santé est une affaire d’information : plus on en sait, plus le diagnostic et le suivi seront précis. Mais qui doit savoir quoi ? Et qui décide du partage de cette information ?

Pour l’utilisateur, qu’il soit patient ou professionnel, se pose la question de la réassurance face à ces nouveaux services qui touchent à l’intime. La nécessité d’un cadre éthique est d’autant plus présente qu’il permettra que ces évolutions se fassent dans la confiance et la transparence. Il s’agit d’éduquer, sur le temps long, à la manipulation de la donnée. Si l’on veut que ces usages prennent, il ne peut pas y avoir de part d’ombre.

Les épisodes récents d’attaques type rançongiciels sur des hôpitaux français ont mis en lumière la part géostratégique que joue la donnée médicale. Cette nouvelle cyber-guerre appelle des réponses d’un nouveau genre, notamment dans la perspective d’une informatique quantique qui pourrait rendre plus facilement cassables les clés de chiffrement servant à protéger nos données. La cybersécurité de manière générale est un enjeu important à anticiper pour le système de santé, à l’heure où le numérique ouvre de nouvelles possibilités, mais aussi de nouvelles menaces.

La question du cadre à définir interroge nos valeurs en tant que société, nos ordres de priorité, notre vision de la santé et du rôle de l’État. Si tous les échelons sont concernés, il me semble que le plus légitime serait l’échelon européen. La taille critique de l’UE permettrait de disposer d’un cadre éthique appuyé sur les valeurs fondatrices de l’Europe et qui s’imposeraient aux autres acteurs internationaux pour tirer vers le haut tout le cadre d’exercice de la santé mondiale, comme cela a été fait avec le RGPD pour la gestion des données dans l’espace communautaire. Il serait possible, à cette échelle, de coordonner des politiques publiques visant à construire une souveraineté européenne, d’organiser une cyberdéfense communautaire pour mieux renforcer les systèmes d’information en amont d’une attaque, anticiper et détecter plus rapidement les menaces, et réagir avec plus d’efficacité. Enfin, ce cadre transnational permettrait de favoriser l’interopérabilité des données à l’échelle européenne et de constituer un entrepôt de données de santé européen pour valoriser ces données et construire des usages bénéfiques aux citoyens, en accord avec nos valeurs. C’est à nous de définir les règles du jeu et d’embarquer dans notre sillage tous les acteurs de la santé.